le narrateur et son amie sont allanguis sur un lit soudain submergé par des eaux métaphoriques:
"Parfois à mon côté, je la regardais s’endormir, décollée insensiblement de moi comme d’une berge, et d’une respiration plus ample soudain prenant le large, et comme roulée par un flot de fatigue heureuse ; à ses instants elle n’était jamais nue, mais toujours, séparée de moi, ramenait le drap d’un geste frileux et rapide jusqu’à son cou -son épaule qui soulevait le drap, toute ruisselante de sa chevelure de noyée, semblait écarter d’elle l’imminence d’une masse énorme : la longue étendue solennelle du lit l’enfouissait, glissait avec elle de toute sa nappe silencieuse ; dressé sur un coude à côté d’elle, il me semblait que je regardais émerger de vague en vague entre deux eaux la dérive de cette tête alourdie, de plus en plus perdue et lointaine. Je jetais les yeux autours de moi, tout à coup frileux et seul sous ce jour cendreux de verrière triste qui flottait dans la pièce avec la réverbération du canal : il me semblait que le flux qui me portait venait de se retirer à sa laisse la plus basse, et que la pièce se vidait lentement parle trou noir de ce sommeil hanté de mauvais songes. Avec son impudeur hautaine et son insouciance princière, Vanessa laissait toujours battantes les hautes portes de sa chambre : dans le demi-jour qui retombait comme une cendre fine du rougeoiement de ces journées brèves, les membres défaits, le cœur lourd, je croyais sentir sur ma peau nue comme un souffle froid qui venait de cette enfilade de hautes pièces délabrées ; c’était comme si le tourbillon retombé d’un saccage nous eût oubliés là, terrés dans une encoignure, comme si mon oreille dressée malgré moi dans l’obscurité eût cherché à surprendre au loin, le fond de ce silence aux aguets de ville cernées, la rafale d’une chasse sauvage. Un malaise me dressait tout debout au milieu de la chambre ; il me semblait sentir entre les objets et moi comme un imperceptible surcroît de distance, et le mouvement de retrait léger d’une hostilité murée et chagrine ; je tâtonnais vers un appui familier qui manquait soudain à mon équilibre, comme un vide se creuse devant nous au milieu d’amis qui savent déjà une mauvaise nouvelle. Ma main serrait malgré elle l’épaule de Vanessa ; elle s’éveillait toute lourde ; sur son visage renversé je voyais flotter au dessous de moi ses yeux d’un gris plus pâle, comme tapis au fond d’une curiosité sombre et endormie -ces yeux m’engluaient, me halaient comme un plongeur vers leurs reflets visqueux d’eaux profondes ; ses bras se dépliaient, se nouaient à moi en tâtonnant dans le noir ; je sombrais avec elle dans l’eau profonde d’un étang triste, une pierre au cou."
Résumé:
À la suite d'un chagrin d'amour, Aldo se fait affecter par le gouvernement de la principauté d'Orsenna dans une forteresse sur le front des Syrtes. Il est là pour observer l'ennemi de toujours, replié sur le rivage d'en face, le Farghestan. Aldo rêve de franchir la frontière, y parvient, aidé par une patricienne, Vanessa Aldobrandi dont la famille est liée au pays ennemi. Cette aide inattendue provoquera les hostilités... Dans ce paysage de torpeur, fin d'un monde où des ennemis imaginaires se massacrent, le temps et le lieu de l'histoire restent délibérément incertains dans un récit à la première personne qui semble se situer après la chute d'Orsenna. Julien Gracq entraîne son lecteur dans un univers intemporel qui réinvente l'Histoire et donne lieu à une écriture qui s'impose avec majesté, s'enflamme au contact de l'imagination. Pour Le Rivage des Syrtes Julien Gracq obtint en 1951 le prix Goncourt, qu'il refusa.
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