14/10/2005

Récit d’un branleur

Un roman de Samuel Benchetrit.
Roman Stern aime trois choses dans la vie : glander, manger de l’onglet à l’échalote, et bien entendu la masturbation qui l’occupa durant toute son adolescence, et dix minutes par jour ensuite. Du travail il n’en cherche pas « on m’avait dit qu’il était impossible d’en trouver, alors je n’avais pas insisté ». Tout pourrait être parfait pour Roman, mais une chose cloche avec lui : « les dingues et les dépressifs du globe semblent l’avoir choisi comme confident exclusif. Au comptoir d’un café, dans la rue ou sous un Abribus…A chaque fois, le jeune homme devient la cible privilégiée de tous ceux qui ont besoin de se plaindre. Et roman ne s’emporte jamais. Il a toujours été comme ça. Plutôt spectateur qu’acteur, docile, adepte des salles obscures et du repli sur soi. Jusqu’au jour où son alcoolique de tante lui lègue un caniche blanc accompagné d’un joli pactole ! Un coup du sort vite transformé en coup fumant : en créant « la société des plaintes », Roman devient écouteur professionnel sans perdre de vue l’essentiel : dans la vie, on ne fait que passer et l’onglet à l’échalote se déguste bien chaud… ». Un livre drôle et cynique que je conseille à tous les glandeurs, à tous les « écouteurs ».

Extrait :« J’ aurais jamais dû prendre un café après mon onglet froid. J’étais assis dans un wagon du métro et mon ventre était assis sur la banquette d’à côté.En général j’étais assez triste quand je rentrais chez moi. Comme quelqu’un qui retourne à l’hôpital. Mon appartement me faisait penser à un hospice tant il n’inspirait que le passage. Dès qu’on franchissait la porte, on était pris d’une bouffée d’amertume. On se demandait combien de vieux y étaient mort. Dans la salle d’eau on prenait des douches de mélancolie. Dans la cuisine on grignotait de la nostalgie. Et même dans le noir, il restait toujours cette odeur pour me rappeler comme j’étais pauvre, feignant et sale.J’avais été une fois à une réunion de locataires dans la cave de l’immeuble. Même les cafards étaient venus se plaindre. Et une fois de plus ça n’avait pas raté. C’est à moi que chacun des habitants avait raconté ses misères quotidiennes. Le manque de sécurité. La saleté. Le chauffage pas assez chaud. Le bruit de la rue. Le bruit des gens. La porte d’entrée qui claque trop fort. Le digicode aux chiffres trop compliqués.Moi je savais ce qui les dérangeait surtout. C’était le bruit de leurs entrailles. Le bruit du pet de leurs femmes qu’ils ne supportaient plus d’entendre au beau milieu de la nuit. Le bruit de leurs cheveux se cassant de vieillesse et de ne plus en pouvoir de pousser toujours. Et le voisin de dessous ne supportait plus d’entendre gratter le chien du dessus, alors il a dit qu’une de ces nuits il monterait pour tuer le chien d’un coup de douze. Et le propriétaire du chien a répondu qu’il descendrait lui égorger toute sa famille après leur avoir fait manger le clébard tout entier.La vieille peau du premier en avait marre de confisquer les ballons des gosses qui jouaient dans la cour. Elle disait qu’on pouvait casser des vitres, la dame qui a pas hésité à balancer tout ce qu’il y avait de juif dans l’immeuble voilà quelques années. Et de casser des vitres, c’était plus grave que d’envoyer au feu une race se faire exterminer.Seul mon voisin de palier était absent le jour de la réunion. Il s’appelait M. Pigeon. Son nom il l’avait gravé au couteau sur sa porte. Il avait pas mis Monsieur. Juste PIGEON. Comme ça, sans autres indications.Au début je croyais qu’il vivait avec Mme Pigeon parce que je l’entendais parler toute la journée. Mais plus tard la collabo du premier m’a raconté que c’était avec ses cafards qu’il s’entretenait, et que Mme Pigeon elle s’était tirée une nuit.M. Pigeon disait que les cafards n’étaient pas difficiles vu qu’ils n’hésitaient pas à habiter dans des endroits très sales. Et que si un jour ils devenaient un peuple cultivé et capable de dépenser de l’argent, tous ces enculés de propriétaires n’auraient plus de problème pour louer leurs apparts minables.M. Pigeon aimait bien les cafards et haïssait les hommes. Il ne sortait jamais de chez lui. Juste de temps en temps, je le retrouvais sur le palier, accoudé à la rampe d’escalier, torse nu et le cul enveloppé d’une serpillière.Il m’avait demandé de lui faire deux trois courses et puis c’était vite devenu une habitude.Tous les deux jours, j’allais lui acheter quatre paquets de cigarettes brunes, un sac de frites surgelées, une boîte de bâtonnets Colin Igloo, deux litres de vin rouge et une revue porno. Et qu’un jour il y verrait Mme Pigeon en train de tailler une pipe ou de se faire prendre à quatre pattes. Et que ça serait sa revanche. Qu’il en finirait pas de se branler dessus. Que, de foutre, il en recouvrirait toute sa femme entière.Il récupérait ses courses, envoyait une ou deux saloperies sur Mme Pigeon et puis fermait sa porte. Il ne me payait jamais. Et comme je ne lui demandais rien, il avait décidait que ses cafards et lui étaient mes invités.Ermite ou pas, M. Pigeon avait vite fait savoir aux autres locataires qu’il tenait un gentil petit gars serviable comme voisin de palier. Et rapidement je me suis tapé toutes les commissions de l’immeuble. Le pain de la collabo. Le journal du propriétaire du chien. Et même les tampons de la femme qui pétait. A chaque fois que je venais leur apporter leurs courses, ils m’invitaient une bonne heure chez eux pour me donner des nouvelles de leur vie de merde.
Pendant que je les entendais déblatérer, je m’inventais des poésies dans ma tête. Courtes ou longues suivant la durée des lamentations. Et quand c’était vraiment à mourir, je faisais tout en alexandrins. Ensuite je me récitais mes vers dans les escaliers pour ne pas les oublier le temps que j’arrive chez moi . Et toute la nuit je les recopiais sur un grand cahier que j’avais titré : « L’ESPRIT DE L’ENNUI ».
Peut-être qu’un jour mes poésies seraient publiées. Certainement pas de mon vivant car j’étais bien trop feignant pour aller démarcher qui que ce soit. Non, un type aurait découvert mon cahier dans les décombres de l’immeuble qui se serait écroulé sous le poids de la saleté. Et ce type se serait cassé le cul pour qu’on honore enfin mon génie inconnu. »

Aucun commentaire:

LinkWithin

Related Posts with Thumbnails